VIII
Une fois rhabillée, Audrey revint faire un tour sur la plage, juste sous les falaises. Sa promenade l’amena auprès de Thomas Royde qui, assis sous une roche en saillie, fumait tranquillement sa pipe, les yeux fixés sur la Pointe-aux-Mouettes, dont la masse blanche se dressait exactement en face, de l’autre côté de la rivière. Il tourna la tête à son approche, mais ne bougea pas. Sans un mot, elle vint prendre place auprès de lui.
Longtemps, ils restèrent sans parler. Deux vrais amis peuvent, l’un près de l’autre, rester silencieux.
— Comme la Pointe-aux-Mouettes paraît proche ! dit Audrey au bout d’un instant.
— Oui. On pourrait rentrer à la nage.
— Pas maintenant ! La mer ne s’y prête pas. Camilla avait autrefois une petite bonne qui était une fervente nageuse. Elle faisait facilement la traversée, aller et retour, mais seulement quand la marée était favorable, c’est-à-dire soit à marée haute, soit à marée basse. Mais, quand la mer se retire, comme en ce moment, elle vous entraîne vers le large. C’est arrivé un jour à la petite bonne en question et elle a eu bien de la chance de pouvoir regagner la terre à la pointe d’Easter. Elle n’en pouvait plus !
— Ça ne prouve pas que la mer ici, soit dangereuse.
— De ce côté-ci, elle ne l’est pas. Mais elle l’est en face. Il y a là-bas, un courant extrêmement violent… C’est là-bas, à Stark Head, que nous avons eu, l’an dernier, une tentative de suicide. L’homme s’est jeté du haut de la falaise. Il est resté à mi-route, accroché aux branches d’un arbre, et ce sont les gardes-côtes qui sont venus le délivrer…
— Pauvre diable ! je suppose qu’il ne les a pas remerciés ! Ce doit être terriblement vexant, une fois qu’on a décidé d’en finir, de s’apercevoir qu’on vous a sauvé ! On a l’air d’un imbécile…
— Peut-être qu’il s’en félicite tout de même aujourd’hui…
Audrey se demandait où l’homme se trouvait maintenant et ce qu’il était devenu.
Thomas tirait silencieusement sur sa pipe. Sans en avoir l’air, il regardait Audrey. Elle rêvait, les yeux perdus au loin sur la mer. Ses grands cils mettaient une ombre sur sa joue. L’oreille, toute menue, était diablement jolie…
— À propos, dit-il, s’en souvenant tout à coup, j’ai votre boucle d’oreille… Celle que vous avez perdue hier soir…
Il fouilla dans son gousset. Elle tendit la main.
— Bravo ! fit-elle. Où l’avez-vous trouvée ?… Sur la terrasse ?
— Non. Au pied de l’escalier. Vous avez dû la perdre en descendant pour dîner. À table, j’ai remarqué que vous ne l’aviez déjà plus !
Comme il lui remettait le bijou et tandis qu’elle lui exprimait sa joie de rentrer en sa possession il remarqua que cette boucle, d’un art assez barbare, était bien grande. Comme, d’ailleurs, celles qu’Audrey portait ce jour-là.
— Je me suis aperçu, dit-il, que vous ne quittiez pas vos boucles d’oreilles, même pour vous baigner. Vous n’avez pas peur de les perdre ?
— Oh ! fit-elle, elles ne valent pas grand-chose… et j’ai horreur de ne pas en porter à cause de ça !
Du doigt, elle montrait une minuscule cicatrice sur le lobe de son oreille gauche. Thomas sourit.
— Les crocs, dit-il, du bon vieux Bouncer !
Ils se turent un instant, chacun d’eux revivant des souvenirs d’enfance. Thomas revoyait Audrey Standish, comme elle s’appelait alors. Une grande perche, avec des mollets comme des allumettes. Un jour qu’elle se penchait sur le brave Bouncer, qui avait mal à la patte, le chien l’avait mordue. Une vilaine blessure, qui devait nécessiter la pose d’une agrafe, mais dont il ne restait presque plus trace aujourd’hui. À peine une petite ligne blanchâtre, à peu près invisible.
— Ma chère enfant, dit-il, ça ne se voit pratiquement plus. Pourquoi y faire encore attention ?
Elle tarda un peu à répondre.
— C’est, fit-elle, parce que… parce que je ne puis pas supporter le moindre petit défaut !
Elle parlait avec une sincérité évidente et il la reconnaissait bien dans cette simple phrase, qui correspondait tellement à ce qu’il savait d’elle. Il retrouvait là son constant souci de la perfection. N’était-elle pas parfaite elle-même ?
Il secoua les cendres de sa pipe et se mit en devoir de la bourrer de nouveau. Ils se taisaient tous deux et le silence se prolongea pendant quelques minutes. Thomas, de temps à autre, regardait Audrey à la dérobée, mais de façon si discrète qu’elle ne s’en apercevait même pas.
— Audrey, demanda-t-il soudain, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Comment ça ?
— Oui. Il y a quelque chose qui vous ennuie. Qu’est-ce que c’est ?
— Mais… rien !… Rien du tout !
— Je suis sûr du contraire !
— Je vous certifie que non !
— Dites que vous ne voulez pas me le dire !
— Parce qu’il n’y a rien à dire, simplement !
— Eh bien ! fit-il, je vais sans doute me conduire comme un rustre, mais il faut que je parle !… Audrey, ces tristes souvenirs, ne pourriez-vous pas les oublier une fois pour toutes ? Ne pourriez-vous pas ne plus y penser ?
Les petites mains d’Audrey se crispaient nerveusement sur le rocher.
— Vous ne me comprenez pas, dit-elle très bas. Vous ne pouvez pas comprendre !
Il répliqua avec beaucoup de douceur :
— Oh ! mais si, Audrey !… Je vous comprends fort bien… Parce que je sais.
Elle tourna vers lui un visage incrédule.
— Je sais très exactement, reprit-il, par quelles épreuves vous êtes passée et ce qu’elles ont représenté pour vous.
Elle pâlit.
— Je croyais, dit-elle dans un souffle, que personne ne savait…
— Eh bien, je sais !… Rassurez-vous, je ne veux pas vous parler de ce passé ! Je voudrais seulement vous convaincre que justement ce passé est mort et qu’il faut l’oublier !
Elle murmura :
— Il y a des choses qu’on n’oublie pas.
La voix de Thomas se fit plus pressante.
— Audrey, écoutez-moi !… Il ne sert à rien de remâcher de tristes souvenirs. Je vous accorde que vous avez vécu des heures terribles. Mais allez-vous les revivre par l’esprit jusqu’à la fin de vos jours ?… Vous êtes jeune et votre vie est devant vous, la plus grande partie de votre vie ! C’est à demain qu’il faut songer, et non pas à hier !
Elle le regardait, sans émotion apparente. Ses grands yeux ne laissaient rien deviner de ses pensées.
— Et si j’en suis incapable, Thomas ?
— Il faut pouvoir !
— Parfois, voyez-vous, il me semble que je ne suis pas comme les autres, que mes réactions ne sont pas celles d’un être normal. J’ai l’impression…
— Ça ne tient pas debout ! Vous…
Il se tut brusquement.
— Je ?… Allez, dites !
— Eh bien ! Audrey, j’étais en train de songer à la jeune fille que vous étiez avant votre mariage. Pourquoi avez-vous épousé Nevile ?
Elle sourit.
— Parce que j’étais tombée amoureuse de lui !
— Je sais. Mais… pourquoi l’aimiez-vous ? Qu’est-ce qui, en lui, vous a séduite ?
Elle ferma les yeux à demi, essayant de retrouver les pensées secrètes d’une jeune fille morte depuis longtemps.
— Je crois, répondit-elle que, c’est parce qu’il était tout le contraire de moi-même. Moi, je me faisais l’effet d’être une ombre, je n’avais pas l’impression d’exister. Lui, il vivait dans le réel. En plein !… Si heureux, si sûr de lui !
Elle ajouta avec un sourire :
— Et puis, il n’était pas vilain garçon !
Thomas Royde dit, un peu amer :
— Oui, bien sûr, c’est l’Anglais type, l’Anglais idéal. Grand, sportif, équilibré, bien bâti, toujours assez content de lui et, dans tous les domaines, obtenant toujours ce dont il a envie !
Audrey le considérait avec étonnement.
— Vous le détestez donc tellement ?
Pour éviter son regard, il se retourna sous prétexte de rallumer sa pipe qui s’était éteinte.
— Si cela était, répondit-il, serait-ce tellement surprenant ?… Il a tout ce que je n’ai pas ! Il excelle dans tous les sports, il nage, il danse, c’est un brillant causeur ! Moi, je suis un lourdaud, qui traîne un bras estropié ! Il a toujours été au premier plan et tout lui a toujours réussi. Moi, j’ai toujours été un ours ! Et il a épousé la seule femme que j’aie jamais aimée !
Elle étouffa un petit cri. Brutal, il poursuivait :
— Ne me dites pas que vous ne l’avez pas toujours su ! Vous savez bien que je vous aimais déjà quand vous aviez quinze ans !… Et que maintenant encore…
Elle ne le laissa pas aller plus loin.
— Non, fit-elle. Plus maintenant !
— Que voulez-vous dire ?… Pourquoi « plus maintenant » ?
Elle se leva.
— Parce que, maintenant, dit-elle d’une voix calme, je ne suis plus la même.
— Plus la même ? Comment ça ?
Il était debout devant elle.
— Si vous ne le savez pas, répondit-elle très vite, je ne puis vous le dire !… Je ne le sais pas très bien moi-même… Je sais seulement que…
Elle s’interrompit et brusquement, sans finir la phrase commencée, tourna les talons et partit en direction de l’hôtel.
Suivant les rochers au pied de la falaise, elle rencontra Nevile. Étendu sur le ventre, il observait avec attention ce qui se passait dans une flaque d’eau. Elle lui demanda ce qu’il faisait.
— Je surveille un crabe, expliqua-t-il. Un petit bonhomme qui se donne du mal !… Tiens ! Le voilà !
Elle s’agenouilla pour regarder.
— Tu le vois ?
— Oui.
Il lui offrit une cigarette, qu’elle accepta et qu’il alluma pour elle. Elle s’appliquait à ne pas laisser les yeux de Nevile se poser sur les siens.
Au bout d’un instant, il dit :
— Audrey ?
— Oui ?
— On s’entend bien, hein ?… Je veux dire, nous deux ?
— Nous ?… Il me semble…
— On est vraiment bons amis ?
— Bien sûr !
— C’est que j’y tiens essentiellement !
Il la dévisageait avec une insistance anxieuse. Elle souriait un peu nerveusement.
Il prit un autre ton, celui de la conversation la plus banale, pour dire :
— Nous avons eu une journée bien agréable, n’est-ce pas ?… Avec du bien beau temps !
— Oui.
— Pour septembre, il a même fait chaud…
Il y eut un silence, qu’il rompit au bout d’un instant.
— Audrey ?
Elle se relevait et regardait la plage.
— Ta femme te réclame, fit-elle. Elle te fait signe…
— Qui ?… Ah ! Kay !
— J’ai dit : « Ta femme ! »
Il se mit debout, se campa devant clic et, la regardant bien en face, dit très bas :
— Ma femme, Audrey, c’est toi ! Elle lui tourna le dos.
Il se mit à courir vers la plage où Kay l’attendait.